Le psychanalyste anglais Donald Winnicott a employé, dès 1956, le terme de préoccupation maternelle primaire pour décrire cette hypersensibilité particulière, qui ressemble à une maladie mais qui n'en est pas une, et qui sensibilise la femme enceinte aux besoins de son enfant après la naissance. Dans les années 50, le pédiatre Ted Berry Brazelton a également exprimé son étonnement : les femmes enceintes qu’il examine présentent un état d'anxiété qui lui semble pathologique. La bizarrerie des matériaux inconscients exprimés et l'univers fantasmatique de ces femmes l'inquiètent. Il redoute des difficultés avec l'enfant au moment de la naissance. Cependant il n'en est rien. Ces mères s'adaptent parfaitement à leur nouveau rôle.
En France, le psychiatre Paul-Claude Racamier utilise, en 1979, le terme de maternalité pour décrire les processus psychiques en oeuvre au cours de la grossesse. Selon cet auteur, la femme a tendance à s'aimer plus fortement durant la grossesse. Elle aime indistinctement son propre corps et l'enfant qu'elle porte. Son fonctionnement psychique évolue : elle établit un rapport à autrui plus indifférencié, comme si elle seule existait.
Plus récemment, dans le prolongement de ces travaux, la psychanalyste Monique Bydlowski a employé le terme de transparence psychique. La femme enceinte se trouve dans un état relationnel particulier d'appel à l'aide qui conditionne une aptitude particulière au transfert psychanalytique. L’auteur donne pour exemple sa rencontre avec Madame A. : cette femme relate sans réticence ce qu’elle n’a jamais raconté à personne, lorsqu’adolescente son beau-père venait la visiter chaque nuit. La vie psychique apparaît ainsi avec une authenticité particulière, perceptible dès le début de la grossesse. Les remémorations infantiles vont de soi, et ne soulèvent pas les résistances habituelles. L'inconscient est comme à nu, il ne rencontre pas la barrière du refoulement.
Ces modifications psychologiques transparaissent dans la pratique clinique. Les sages-femmes qui rencontrent une femme enceinte à son domicile et se mettent dans une position d’écoute et d’attention, savent que l’entretien sera parfois long, très long, car la femme enceinte mise en confiance lui livrera ses soucis, ses espoirs, ses craintes, n’hésitera pas à parler sans retenue des difficultés qu’elle a rencontrée au cours de son existence. Le psychiatre note aussi la façon particulière dont la grossesse peut sensibiliser la femme à son passé et l’entraîner vers des démarches qu’elle n’aurait jamais entreprises si un bébé n’était dans son ventre. Par exemple, Gisèle porte plainte, au cours de sa grossesse, contre son père qui l’a maltraitée sexuellement alors qu’elle était plus jeune. Dans d’autres cas, certaines femmes paraissent éprouver un intense besoin que l’on s’occupe d’elle, faisant abstraction du temps et des réalités.
Ce bouleversement psychique a souvent été interprété dans une perspective finaliste : il prépare la femme à s’occuper de son enfant. Mais cette finalité adaptative ne doit pas faire oublier une autre réalité, d’ordre chronologique. Si nous regardons ce qui se passe au départ (la conception) avant de nous préoccuper de l’arrivée (la naissance), il faut s’interroger sur le rapport de causalité possible entre d’une part les transformations psychiques dont nous venons de parler, et d’autre part l’intrusion de l’être humain conçu dans l’espace corporel et psychique de la femme.
En effet, la conception impose à la femme la présence de l'être humain conçu à l’intérieur de son appareil génital ; la femme doit établir progressivement avec l’être en gestation une forme inhabituelle de relation, où autrui, inconnu et non connaissable, se trouve enserré à l’intérieur de soi. Au terme de ce tour de force, la femme, transformée dans son identité, accède au statut de mère, ou se trouve mère à nouveau. Le travail psychique est colossal et il convient d’en comprendre l’origine et le déroulement.
D’après le psychanalyste français Paul-Claude Racamier, la relation d’objet est modifiée au cours de la grossesse. Qu’est-ce que la relation d’objet ? En psychanalyse, il s’agit de la relation que chaque individu a au monde et à autrui. Le terme d’objet signifie ce qui est investi par la pulsion, mais il exprime aussi ce qui est objet d’attirance, d’amour – en général, une personne. La présence de l’Autre en soi modifie la donne dans la relation d’objet habituelle : comme le fait remarquer Racamier, « la relation d’objet s’établit sur le mode de la confusion de soi et d’autrui. » Et du même coup, « le moi se départit, pour traiter avec les pulsions, des mécanismes de défense élaborés propres à la névrose ou à l’état normal habituel ; […] le sens de l’identité personnelle devient fluctuant et fragile. » Et l’on peut dire que le fonctionnement psychique de la femme enceinte s’approche normalement mais réversiblement d’une modalité psychotique.
Dans l’état de grossesse, on comprend que le mécanisme d’indifférenciation entre soi et autrui pourrait témoigner de la réaction du psychisme féminin à la présence de l’être en gestation, et par conséquent de la « greffe » biopsychique de l’être humain conçu. C'est dire l'intérêt du concept de nidification psychique, terme que j’ai emprunté à Sylvain Missonnier. La grossesse impose un processus d’intégration psychique de l’être conçu. C’est en effet quelque chose d’incroyable pour le psychisme de la femme d’être charnellement en relation avec un autre que soi, à l’intérieur de soi-même. Cette modalité du rapport à autrui, spécifiquement féminine, a un caractère exceptionnel, comme l’a montré fort justement la philosophe Edmée Mottini-Coulon. D’ordinaire, l’Autre est extérieur à soi. Il ne peut être moi, et c’est tout le sens du développement psychologique que d’aboutir à une telle différenciation du petit d’homme, après sa naissance. En se nichant dans le corps maternel, l'être humain conçu impose donc à la femme enceinte une situation hors du commun, proche de la folie : être soi et autrui, en même temps.
Parler de nidification psychique signifie par conséquent que l’enfant en gestation déclenche, dès le début de la grossesse, une réaction psychologique d’indifférenciation soi-autrui qui permet sa greffe psychique. Cette greffe ayant pris, s’amorce alors la période de gestation psychique proprement dite.
Peu à peu, une activité de représentation mentale à la fois nouvelle et spécifique se développe au cours de la grossesse, dont la période la plus active se situe entre le quatrième et le septième ou huitième mois de la grossesse. En 1999, le psychanalyste Massimo Ammaniti et ses collaboratrices ont exposé une importante recherche sur les représentations maternelles au cours de la grossesse. Cette équipe de chercheurs a fait passer des entretiens standardisés à des femmes enceintes et a montré que, progressivement, l'image de l'enfant s'affirme dans le psychisme maternel.
De cette étude, mais aussi de l’expérience clinique, il ressort que la femme construit une image différenciée de son enfant, elle lui attribue progressivement un tempérament, des qualités héritées des différents membres de la famille. Cette construction imaginaire s’établit notamment à la faveur des mouvements du fœtus à l’intérieur de l’utérus. Par exemple, si l’enfant bouge beaucoup, la mère l’identifie à son propre caractère, parce qu’elle-même est une femme active ; ou bien, elle identifie ce trait à celui de son mari qui est un « agité ». Si l’enfant à naître est calme, c’est un enfant sage et tranquille qu’elle porte. Mais attention ! Cette anticipation peut faire écho au tempérament objectif de l’enfant in utero. Elle peut aussi s’établir sur un autre mode représentatif, par exemple dit désinvesti : dans ce cas, l’enfant est perçu comme un « calme » parce que la mère prête peu attention à lui, il ne change rien dans sa vie de femme devenant mère, il est sage, tranquille, avant tout parce qu’elle remarque peu sa présence et qu’il ne doit d’ailleurs pas la déranger. Ailleurs, la femme anticipe un style relationnel déjà marqué par la conflictualité. L’enfant à naître est tout le contraire de ce qu’elle voudrait, ou bien il fait exprès de lui donner des coups pour l’embêter. Dans d’autres cas encore, ces représentations sont bloquées et ne parviennent pas à émerger, par exemple par crainte de s’attacher à l’enfant, lorsque la femme a connu la mort d’un enfant précédent.
Parallèlement, la femme anticipe la façon dont elle va être mère, en s'identifiant ou en se différenciant de sa propre mère et en imaginant également la relation qui l’unira à son enfant. Cette relation anticipée peut être réaliste, à la fois paisible et en adéquation aux besoins de l’enfant. La femme s’imagine par exemple qu’elle tient son enfant dans les bras et lui donne de la chaleur, elle réfléchit aux rythmes qu’elle donnera à son bébé et s’inquiète à l’idée de comprendre ses pleurs. Elle ne sera « surtout pas comme sa propre mère qui était trop protectrice ». Elle laissera de la liberté à son enfant. Les représentations s’organisent alors en un ensemble cohérent et riche ; la femme se prépare à son rôle maternel de façon adaptée. Dans des situations où l’anticipation est marquée par un faible investissement émotionnel, la femme imagine par exemple son rôle de mère sans créativité, reproduisant le style maternel de sa propre mère, qui était pourtant une femme rigide, peu affectueuse, laissant ses enfants se coucher seuls et tôt pour s’assurer de la tranquillité. Les représentations de son rôle de mère sont réduites, peu investies affectivement, conventionnelles, répondant à des stéréotypes sociaux. La femme reste à distance de la grossesse.
Au total, ces deux sortes de représentations, les unes autour de l’enfant à naître et les autres autour du rôle maternel, contribuent à forger un espace interne de relation avec l'enfant. Un véritable espace maternel de gestation psychique se construit, c’est-à-dire un espace de pensées, de représentations, en lien avec la venue de l’enfant. L’enfant en gestation amène la femme à ce qu’elle pense à lui, à ce qu’elle se prépare à l’accueillir, matériellement et affectivement ; il invite la femme à devenir mère et à nouer une relation avec lui. Cet espace psychique de gestation est important, car il dessine les contours de la relation à venir entre la mère et l’enfant. On peut sans doute y décrypter la qualité de l’attachement à venir, comme le suggère M. Ammaniti, dans une autre étude ; il est également possible d’y rechercher des problématiques potentiellement, sinon déjà, pathogènes qui perturbent le lien mère-enfant en construction.
Il faut retenir que ces étapes de la grossesse semblent avoir une valeur organisatrice des relations futures entre la mère et l’enfant. Sur le terrain, à condition d’y prêter attention, les praticiens constatent régulièrement cette continuité entre diverses problématiques psychologiques qui affectent déjà la relation maternelle ou familiale à l’enfant à naître, et les difficultés rencontrées après la naissance. Cependant, il ne faut pas s’attendre à une reproduction à l’identique de ce qui se passe au moment de la grossesse et après la naissance. Un même mode de relation à l’enfant peut prendre des expressions très différentes selon l’âge de l’enfant.