L’intérêt pour l’étude psychologique ou psychopathologique de la grossesse n’est pas récent. Les travaux sur la folie des femmes enceintes ou des nouvelles accouchées datent du dix-neuvième siècle, avec les écrits d’Esquirol et de Victor Marcé. Cependant, le sujet connaît un engouement incontestable depuis 1960, avec des auteurs comme Winnicott, Bibring, Racamier, Brazelton, etc., et les nombreuses recherches parues ces dernières années ne démentent en rien l’enthousiasme des chercheurs pour cette période de la vie, en dépit de l’insuffisance encore criante des moyens consacrés à l’accompagnement psychique de la grossesse au sein des maternités.
Après un premier ouvrage consacré à la révolution conceptionnelle, L’embryon sur le divan, paru aux éditions Masson en 2003 et traduit cette année en italien, Benoît Bayle, psychiatre hospitalier et docteur en philosophie vient de publier ce printemps 2005 deux ouvrages, l’un aux éditions Erès : L’enfant à naître. Identité conceptionnelle et gestation psychique (391 pages, en abrégé EN), et l’autre chez L’Harmattan : L’identité conceptionnelle. Tout se joue-t-il avant la naissance ? (173 pages).
En 1985, encore étudiant, impressionné par l’angoisse des femmes suivies dans le service fécondation in vitro, Benoît Bayle décide de consacrer une recherche sur les implications psychologiques de la procréation artificielle chez la femme stérile (EN, p. 257). Ce questionnement l’incite peu à peu à explorer la gestation psychique, ce qu’il propose de manière approfondie dans son ouvrage, L’enfant à naître. « Ne faut-il pas d’abord comprendre la procréation humaine "naturelle" avant de considérer la scène conceptionnelle artificielle », explique-t-il. « Diverses questions se posent alors. L’une d’elle fonde tout spécialement l’approche psychopathologique de la conception humaine : pouvons-nous repérer l’émergence de troubles du développement psychologique dès la conception ? » (EN, p. 16-17). Benoît Bayle poursuit donc le travail entrepris dans « L’embryon sur le divan ». Délaissant les aspects historiques et bioéthiques, il consacre sept études psychopathologiques détaillées : à l’enfant de remplacement, aux enfants issus du viol et de l’inceste, à la survivance périconceptionnelle et prénatale, aux négations de grossesse, à la conception de l’enfant chez les parents atteints de pathologies mentales, aux enfant issus de procréations médicalement assistées, pour achever ce parcours par une « contribution à l’étude psychologique de la grossesse ».
La notion d’enfant de remplacement est bien connue et de nombreux travaux scientifiques furent consacrés à cette notion. Il s’agit d’enfants conçus par leurs parents afin de « remplacer » un enfant précédent mort, en général en bas âge. « L’enfant à naître remplit une mission difficile. Dans l’inconscient des parents, il est confondu avec l’enfant mort. Cette identification à l’enfant perdu idéalisé est source de comparaison et de compétition impossible à dépasser. L’enfant de remplacement vit identifié à un objet mort. Il doit faire lui-même le deuil de l’enfant perdu par ses parents, deuil que ceux-ci ne sont pas parvenus à élaborer » (EN, p. 17). Les enfants conçus après le deuil d’un frère ou d’une sœur ne sont bien évidemment pas tous des enfants de remplacement. Cependant, l’étude de ces cas « pathologiques » fournit une méthodologie exemplaire : « Nous voyons à travers cet exemple comment se révèle et s’enrichit l’exploration psychologique d’une problématique conceptionnelle » (EN, p. 18). Nous apprendrons aussi que Dali, Van Gogh, Chateaubriand, Beethoven, etc. connurent ce sort qui semble peu enviable. « J'ai vécu ma mort avant de vivre ma vie. A l'âge de sept ans mon frère est mort de méningite, trois ans avant que je naisse. Cela ébranla ma mère dans les profondeurs de son être. La précocité, le génie, la grâce, la beauté de ce frère faisait ses délices : sa disparition fut un choc terrible. Elle ne devait jamais s'en remettre. Le désespoir de mes parents ne fut apaisé que par ma naissance, mais leur malheur continuait de pénétrer chaque cellule de leur corps. Dans les entrailles de ma mère, je pouvais déjà ressentir leur angst. Mon fœtus nageait dans un placenta infernal. Leur angoisse ne me quitta jamais... », écrivait Salvador Dali (EN, p. 38).
La deuxième étude nous confronte à des histoires très sombres : Gérard, issu du viol de sa mère par son grand-père, qui ne parvient à se trouver digne d’exister et qui finit par se suicider ; Mlle K., enceinte de son oncle, qui finit par s’en sortir grâce à l’aide d’un médecin de PMI ; Serge, issu d’un viol collectif, enfant instable, dont la mère finira par interrompre le suivi psychologique, et bien d’autres encore... Par delà l’intérêt clinique de cette étude, l’auteur pressent un enjeu théorique essentiel, qui lui fera découvrir la notion d’identité conceptionnelle : « En effet, dans ces cas extrêmes, c’est l’identité même de l’enfant qui semble en jeu. Elle suscite des représentations impensables. Pour l’opinion publique, l’enfant issu du viol ou de l’inceste est un enfant de la honte (…) » (EN, p. 116). Cette identité d’être conçu d’un viol ou d’un inceste, qui est présente dès la conception et qui marque incontestablement le développement mental par des voies diverses, n’a rien de biologique. « L'enfant conçu possède dès sa conception une identité propre qui appartient à un registre extra-biologique et qui suscite dès la période prénatale une importante activité de représentation chez autrui » (EN, p. 116).
L'ouvrage abandonne pour un moment le jeu des rapports psychopathologiques entre conception et deuil, entre conception et traumatisme, etc. La liste pourrait s’allonger : conception et déni (ce thème sera abordé à travers les négations de grossesse), conception et passage à l’acte (c’est-à-dire court-circuit entre la procréation et le nécessaire travail d’élaboration mentale qui entoure la conception d’un enfant)... Il s’intéresse désormais à la biographie de l’être humain conçu, à l’histoire conceptionnelle. Que peuvent avoir en commun l’embryon conçu après une série d’avortements provoqués, l’embryon issu d’une « fratrie conceptionnelle » multiple qui survit au groupe décimé de ses pairs -conçus comme lui à la suite d’une fécondation extra-corporelle-, ou encore le fœtus qui survit à la mort naturelle de son jumeau ou après la réduction embryonnaire de la grossesse multiple dont il est issu ? Plusieurs observations clinique penchent en faveur d’une problématique psychologique de survivance conceptionnelle ou prénatale. Après avoir examiné les travaux se rapportant à la notion de survivance (décrite chez les rescapés de l’holocauste, mais aussi à l’occasion de catastrophes naturelles, d’accidents divers, etc.), Benoît Bayle propose d’appliquer ce concept à la conception et à la période prénatale, distinguant alors la survivance synchronique (dix embryon conçus au même moment, trois embryons implantés, un seul survivant) de la diachronique (un embryon conçu et survivant après cinq ou six interruptions de grossesse, par exemple). Une réflexion indispensable pour comprendre les effets psychologiques de la surproduction embryonnaire au sein des techniques de procréations artificielles, à condition de ne pas imaginer que cette problématique de la survivance conceptionnelle et prénatale (toute-puissance, culpabilité, épreuve de la survie) s’applique systématiquement à tous les enfants issus de ces techniques.
Au cours de la quatrième étude sont examinées les négations de grossesse. Le cas le plus incroyable est celui du déni de grossesse : certaines femmes ne s’aperçoivent pas qu’elles sont enceintes tout au long de leur grossesse, et peuvent imaginer que les douleurs de l’accouchement qu’elles sont en train d’éprouver, sont de simples douleurs abdominales. Dans les cas les plus dramatiques, il arrive que l’enfant meure, mis au monde dans la cuvette des toilettes, ou bien supprimé dans un geste néonaticide tant l’enfant est inconcevable dans l’esprit de sa mère. Pour l’auteur, le déni de grossesse illustre, a contrario, l’importance de la création, au cours de la gestation, d’un espace psychique pour l’enfant à naître. Benoît Bayle appellera cet espace psychique de préoccupation maternelle : l’EMDIPEHC, c’est-à-dire l’« espace maternel de différenciation et d’identification psychique de l’être humain conçu ». La gestation psychique suppose en effet que la femme soit capable de faire un lien entre sa sexualité et la conception de l’enfant, de percevoir les transformations de son corps, d’énoncer la venue de l’enfant à ses proches, etc. Chaque maillon de ce processus est indispensable, et les négations de grossesse témoignent de sa possible fragilité.
Nous ne ferons qu’évoquer la cinquième étude sur la conception chez les parents malades mentaux. Ce chapitre, qu’illustrent de nombreuses observations, montre les difficultés rencontrées. L’enfant devra parfois être protégé par placement judiciaire. Outre l’importance clinique du sujet pour les professionnels amenés à accompagner ces situations, l’auteur voit à travers ce thème l’occasion d’étudier la place qu’occupe l’environnement psycho-affectif de l’enfant, dès le commencement de la grossesse. Il souligne aussi le poids identitaire, que peut revêtir plus tard cette question : être conçu d’un père ou d’une mère malade mentaux, l’enfant subit parfois l’humiliation d’être traité d’« enfant du fou ou de la folle ».
L’étude suivante est consacrée aux enfants des issus des procréations médicalement assistées. Si les études épidémiologiques entreprises se veulent plutôt rassurantes, l’auteur rappelle qu’il faut attendre parfois deux ou trois générations pour pouvoir apprécier les effet d’une intervention sur la filiation. Rapportant parallèlement à ces travaux d’intéressantes « études de cas », il explore ensuite autant de questions qui restent en suspend : conception hors sexe, substitution d’identité conceptionnelle en cas de secret, survivance périconceptionnelle et prénatale (des cas cliniques relatifs aux PMA illustrent cette question traitée précédemment), vrais et faux jumeaux asynchrones…
Pour achever ce parcours, Benoît Bayle apporte sa « contribution à l’étude psychologique de la grossesse ». Sous ce titre, il opère un renversement : envisager la période prénatale comme une étape du développement psychologique de l’être humain conçu. Ce n’est donc plus la femme qui se trouve au centre de son analyse (même s’il cite de nombreux travaux qui lui sont consacrés), mais l’être humain conçu dont il envisage le développement psychologique anténatal. L’être humain conçu effectue non seulement sa nidation biologique, mais aussi sa nidification psychique : il doit s’implanter dans la psyché maternelle qui va lui offrir en retour un espace psychique contenant (l’EMDIPEHC). C’est aussi par sa présence que la femme va connaître les bouleversements émotionnels de la gestation. La constitution de cet espace psychique s’effectue alors en empruntant deux directions : celle de la femme qui devient mère, avec son histoire propre ; mais aussi, ce qui est nouveau, celle de l’être humain conçu, doté d’une identité conceptionnelle psychosocioculturelle (pour ne pas dire psychique, terme qui risque d’être interprété au-delà de la signification que l’auteur lui prête). Par exemple, la femme ne porte pas psychiquement un enfant de la même manière selon qu’il est issu de la tendresse de l’homme qu’elle aime, ou selon qu’il est issu d’un viol. Benoît Bayle observe alors le processus de « subjectivation réciproque » à l’œuvre : l’être humain conçu subjective la femme qui le porte en la faisant « mère d’une certaine manière » en fonction de sa propre identité conceptionnelle (comme par exemple, dans la situation extrême du « devenir mère » d’un enfant issu du viol) ; réciproquement, la femme participe à la subjectivation de l’être humain conçu au cours de la grossesse. Il existe ainsi une véritable intersubjectivité prénatale (qui ne néglige guère pour autant la place qu’occupe l’homme devenant père).
L’enfant à naître constitue ainsi une approche inédite de la gestation psychique, qui définit les nouveaux contours de l’embryon humain et de son identité conceptionnelle. Un livre certes assez technique, plutôt destiné à un public professionnel, mais indispensable pour tous ceux qui s’intéressent à l’être humain conçu « dès sa première forme embryonnaire », ainsi qu’à tous ceux qui travaillent autour de l’accompagnement des femmes enceintes en difficultés.